Stanford: Paradis pour génies

  Publié le 06 Sep 2012 12:09

Une voiture sans chauffeur ? On en parle depuis très longtemps, mais sur le campus de Stanford cette idée est presque une réalité. Et elle a déjà un nom de code. « On l’a baptisée X-1 », indique John Kegelman, 25 ans, en master de mécanique, croisé sur le campus en train de travailler sur le prototype. « Nous tentons de mettre au point des modèles électroniques pour que l’auto conduise automatiquement. »

Un projet financé par Nissan et Audi qui pourrait un jour concurrencer la Google Car, capable de se rendre d’un point A à un point B toute seule. Le jeune homme à la carrure de rugbyman se dit surtout inspiré par Elon Musk, ancien de Stanford et cofondateur de Paypal, de Tesla Motors, constructeur de voitures de sport électriques, et de Space X, qui envisage le tourisme spatial. À Stanford, la stimulation inter-élève, et intergénérationnelle, est très palpable. « Certains projets d’étudiants font rêver et le virus de l’entreprenariat contamine tout le monde », avoue-t-il devant son prototype de voiture du futur.

Shelley, la voiture de course qui se conduit toute seule :

Cet esprit d’innovation est présent partout ici, encouragé par la façon inédite d’aborder l’enseignement. Quand Facebook a décidé de proposer aux informaticiens la liberté de créer des applications, Stanford a spécialement créé des « classes Facebook » pour répondre aux besoins du réseau social. « Il fallait créer une application virale pour le site », se souvient Romain David, entrepreneur de 30 ans et récemment diplômé en économie. « Nous devions trouver une idée de projet, puis le coder. Nous étions à l’intersection de la programmation informatique et de la psychologie. »

À Stanford, l’impression de voir des jeunes gens s’affairer à imaginer des projets innovants, futuristes ou utopistes, est très prégnante… Après tout, les anciens d’ici ont constamment ouvert des voies et révolutionné les façons de percevoir le monde. Même si le cinéma n’a retenu que le fait que Mark Zuckerberg soit passé par Harvard pour y créer Facebook, Stanford n’est pas en reste : Jerry Yang et David Filo, des modèles pour les geeks du monde entier, y ont élaboré Yahoo ! en 1994. Comme modèles et anciens élèves de Stanford sont aussi cités Sergey Brin et Larry Page, fondateurs de Google, ou Kevin Systrom et Mike Krieger, fondateurs de l’application de photos Instagram (récemment rachetée par Facebook pour un milliard de dollars).

Au gré d’une déambulation dans les couloirs du département d’ingénierie, on tombe même sur une reproduction du garage dans lequel William Hewlett et David Packard, alors étudiants, ont débuté en 1939 leur multinationale HP. Et créé par la même occasion le mythe de la Silicon Valley… Preuve que malgré une histoire récente (la faculté a été fondée en 1891, soit plus de deux siècles après Harvard), Stanford a imposé sa marque dans les sciences, l’informatique ou, plus généralement, dans les mythologies de la culture numérique contemporaine. Steve Jobs, même s’il n’a pas étudié à Stanford, reste le modèle ultime. Et le discours qu’il a prononcé ici en juin 2005 demeure un leitmotiv pour tous : « Il faut rester insatiables, rester fous. »

Des étudiants transdisciplinaires

Insatiable, Kevin Xu l’est. Ce jeune New-Yorkais rêve d’entreprenariat. « Quand on arrive à Stanford, on n’a pas forcément l’objectif de créer son entreprise. Mais à force de côtoyer des étudiants qui ne rêvent que de start-up, je me suis dit ‘pourquoi pas moi ?’ Et maintenant, j’ai mille idées ! », lance-t-il avec enthousiasme. D’origine chinoise, il affirme s’être « toujours bien senti à Stanford ». L’archétype de l’Américain blanc aisé (le Wasp) n’est qu’un cliché sur un campus où plus de la moitié des étudiants est d’origine asiatique, hispanique, afro-américaine ou amérindienne. De même, la mentalité des jeunes reste décontractée. Pas de traces de dédain, mais une bonhommie contagieuse qui étonne chez ces brillants esprits.

À 58 kilomètres au sud de San Francisco, le contraste est saisissant. Aucun tag ou chewing-gum au sol, mais une pelouse coupée au millimètre. « La première fois que j’ai mis les pieds ici, j’ai été impressionné par ce campus gigantesque », confie un jeune étudiant étranger de 25 ans. « C’est une sorte de paradis pour les études », résume Diane Wong, 20 ans, en biologie. « Tout est parfaitement entretenu, les ressources incroyables, les étudiants bichonnés. » On croise des flots d’étudiants, d’enseignants tous vêtus du look californien – T-shirt, short et tongs. « L’habit ne fait pas le moine et on ressent un énorme respect entre profs et élèves. Mais il est vrai que la proximité peut être déroutante », explique Romain David. Il est en effet d’usage de déjeuner avec ses professeurs après une simple demande par e-mail.

À la fondation de l’université, Jane et Leland Stanford ont fait le choix d’une formation laïque, multidisciplinaire et avec un fort lien avec le monde professionnel. « Stanford se distingue par son intégration des recherches universitaires au monde industriel », note Eric Benhamou, directeur d’un fonds d’investissement et membre du conseil d’administration de la faculté. L’université est un écosystème aux disciplines multiples où des étudiants en informatique peuvent prendre des cours d’économie ou de droit. En touillant la sauce, on obtient des personnes capables à la fois de créer des opportunités commerciales et des produits. »

La faculté défend l’objectif de former des étudiants « en forme de T », c’est-à-dire avec la profondeur d’un domaine d’étude particulier, mais avec l’ampleur de plusieurs disciplines. Ce qui la distingue de sa concurrente directe : la faculté du MIT, autre centre névralgique de l’invention des technologies du futur, mais où les étudiants restent ultraspécialisés, notamment en informatique et en sciences.

Le syndrome du canard

« Stanford est un lieu à part du reste des États-Unis, une bulle magique », note Romain David. « Ici, les gens sont doués pour équilibrer études et relaxation, ou du moins faire croire qu’ils y arrivent, même lorsqu’ils sont angoissés », raconte Claire Negiar, 19 ans, en master d’informatique. Les étudiants font tout pour préserver les apparences. On appelle ça le « syndrome du canard ». Vu de la berge, l’animal paraît tranquille alors qu’en réalité il s’affaire à nager en remuant ses pattes à toute allure. Car bien avant les figures fractales ou la dualisation lagrangienne, ce que maîtrise tout étudiant est l’art du camouflage. La pression de la réussite règne ici en maître. « Mais la plupart s’en sortent bien », rassérène Claire.

La journée type commence à 8 heures : l’étudiant organise son emploi du temps selon ses désirs, mais en général, il sort de classe à 15h30. Ensuite, c’est séance de travail en groupe à la bibliothèque. Antonio’s Nut House, vétuste bar à deux pas du campus, est le lieu de rendez-vous après le travail. Dans un brouhaha continu, on trinque à la bière, mange une cuisine mexicaine peu chère et s’époumone devant une finale de NBA Miami-Oklahoma. Le jukebox crache un morceau de Guns N’Roses. Vers 21h30, la fin du match sifflée, le calme revient, les étudiants retournent à leurs homeworks.

Les festivités sur le campus sont peu fréquentes. « L’alcool circule comme si l’on pouvait boire à partir de 18 ans et l’administration ferme les yeux », raconte avec malice Claire Negiar. « Pour les drogues, la consommation se fait très discrète, souvent dans des chambres isolées. » Certaines soirées sont organisées par les fameuses fraternités qui gardent à Stanford une influence limitée. « Elles ne sont pas essentielles à la vie sociale, à l’inverse d’autres facs, mais permettent de rencontrer des gens », note Kevin Xu, membre des Alpha Kappa Psi, confrérie plébiscitée par les futurs hommes d’affaires.

La famille Stanford se perpétue à travers son fort réseau d’anciens. Du fait de la proximité de la Silicon Valley, nombre de fondateurs ou de PDG du secteur des nouvelles technologies répondent présents pour donner des conférences et partager leur expérience. Ces illustres de la vallée, cultivés par l’université comme modèles de réussite, le rendent bien. Sur les 4,1 milliards de dollars du budget total de la faculté, 20% proviennent de dons. « Il y a une sorte d’obligation morale à aider son université », explique Eric Benhamou.

Les élèves couronnés de succès apposent leur nom sur les bâtiments du campus, contre rémunération. Jerry Yang, William Hewlett, David Packard ont sauté le pas. Pour graver son patronyme sur une enceinte, il faut compter entre 20 et 50 millions de dollars. « C’est une fierté », affirme Eric Benhamou. Chaque département cultive son réseau via des réunions au maximum tous les cinq ans. « C’est surtout utile professionnellement », explique Romain David. « Dès que l’on pose une question par e-mail, pour un recrutement par exemple, en moins de dix minutes on reçoit un soutien. »

Un accélérateur de start-up

Mais la proximité entre Stanford et les entreprises pose des questions de conflit d’intérêts, notamment pour le directeur lui-même. John Hennessy, 59 ans, siège ainsi aux conseils d’administration de Google et de Cisco Systems, et s’engage dans plusieurs sociétés de capital-risque ayant investi dans YouTube, Twitter ou Zynga. Le « Wall Street Journal » s’inquiète de voir le même John Hennessy favoriser ce genre d’entreprises au conseil de dotation de l’université. « Je ne suis qu’un associé limité », réplique-t-il. Face à ces inquiétudes, professeurs comme élèves se veulent rassurant d’une même voix : « Cela ne se ressent jamais mais nous restons vigilants. »

La machine Stanford entraîne la création de multiples sociétés, facilitée par des initiatives offertes aux étudiants. Le programme Start X, par exemple, propose un accompagnement gratuit des projets, encadrés de mentors comme le cofondateur de LinkedIn, Konstantin Guericke. « Start X encourage ces jeunes à développer leur projet et surtout aiguiser leur esprit d’entrepreneur en expérimentant et en résolvant leurs problèmes », explique Alexa Lee, chargée de la communication de cet accélérateur de start-up.

Et cet esprit d’entreprenariat n’est pas réservé aux seuls ingénieurs en informatique. Anaïs Saint-Jude, docteur en littérature, a constaté une désaffection des formations en sciences humaines. Un désintérêt expliqué par le fort taux de chômage à la sortie. Elle a créé le programme BiblioTech qui met en relation ces doctorants et la Silicon Valley. « Les sciences humaines n’ont plus la cote et doivent s’adapter au monde des affaires », résume-t-elle. « Il faut réussir à intégrer ces personnes dans les entreprises, en marketing ou dans l’administration. »

« Il y a une véritable culture de l’expérience », confirme un chercheur en biologie de synthèse. « Ici, l’échec est à célébrer pour son apprentissage. Les étudiants sont plus responsabilisés qu’en France, avec la liberté de tester et d’explorer. » De quoi confirmer la maxime de l’université : « Le vent de la liberté souffle. »

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